Chapitre 1: Atticus

Il n’avait jamais entendu le Colisée avant, l’avait juste aperçu de loin et imaginé à quel point il pouvait être imposant. Enorme, majestueux et peut-être même cruel ; il aurait pu imaginer une centaine de définition pour ce qu’il vit, mais jamais ne lui serait venue l’idée de le définir par un son. Il n’aurait jamais pu prendre cet écho oppressant, ce rugissement contrasté de rythme et de chaos pour la définition véritable du Colisée lui-même. Il est vivant, pensa Atticus pour lui-même. Ces murs sont vivants et réclament du sang.

Ils ne peuvent dormir sans du sang.

Atticus ouvrit les yeux et parcourut du regard le sol, observant sa cellule. Tous les petits bruits disparaissaient sous l’avalanche sonore de la foule, au dehors. Il foula du pied le sol poussiéreux sur lequel il se tenait. Faux espoir pour les désespérés, pensa Atticus tout en marchant devant les barreaux de fer. Il savait que les architectes avaient enterré des rochers pour empêcher toute évasion souterraine et se demandait si cela ne faisait pas partie d’un divertissement plus cruel encore auquel s’adonnaient les dieux aux dépens des captifs. La cellule était à peine assez grande pour une personne, mais en accueillait pourtant deux. Sur le sol et dans un coin, son compagnon de cellule, un vaurien nommé Deodatus, dormait dans un lit, si seulement on peut appeler une dalle et un matelas de paille, un lit. Par les dieux, songea Atticus, comment peut-il dormir au milieu de cet assaut assourdissant ?

Il se détourna de son compagnon endormi et glissa ses bras à travers les barreaux, les faisant reposer sur la barre transversale. Se penchant en avant, il fit s’appuyer son front contre les barreaux métalliques tandis que ses épaules s’affaissaient d’un long soupir. Ses cheveux châtains s’enroulaient autour de ses oreilles et il désirait désespérément se raser. Le chaume s’était transformé en vraie barbe, masquant sa forte mâchoire et adoucissant ses traits forts. Ils ne lui avaient même pas donné de rasoir et désormais l’ancien Légat ressemblait plus à un mendiant.

Il ferma prudemment ses mains, les muscles se tendant sous le bronze de sa peau. Il s’attardait sur les deux derniers doigts de sa main gauche, ceux-là même qui avaient été tranchés récemment jusqu’à l’articulation. Chaque fois qu’il fermait le poing, la peau tirait tout autour de sa blessure du mois dernier. Il pouvait sentir les phalanges manquantes, comme si elles étaient là, le démangeant continuellement. Il ouvrit et ferma la main plusieurs fois et puis serra fortement le poing à en ressentir les aiguillons de la douleur dans tout le bras. Atticus grimaça, plus au souvenir de la perte qu’à la douleur elle-même.

« Au moins, il te reste encore les trois autres, hein ? Bien sûr, tu n’auras pas à te soucier de récupérer les autres si nous ne gagnons pas aujourd’hui. »

Atticus ouvrit le poing et se retourna.

« Je te croyais endormi. » dit-il durement, sa gorge n’ayant pas servi à la parole les heures précédentes.

« Ah, tu devrais savoir depuis le temps, vieil homme, que je ne dors que d’un œil. Bien que ça ne change rien avec tout ce raffut. » répondit Deodatus, ironiquement.

Deo, comme il se faisait appeler, se leva et s’étira, faisant retomber ses cheveux noirs dans ses yeux. Il était là depuis aussi longtemps qu’Atticus, et pourtant seule l’ombre du soir poussait sur son visage mince. Cela lui donnait un air maléfique et mystérieux, avait pensé une nuit Atticus alors qu’ils finissaient de dîner. Deo était plus jeune d’une bonne dizaine d’années, légèrement suffisant, et plus insolent que n’aurait voulu Atticus, mais d’une bonne nature, rapide sur ses pieds, et habile à l’épée. Bien plus que cela, il avait fait le meilleur ami que l’on puisse avoir en cellule. Il ne posait jamais de questions, même s’il avait tendance à raconter des contes fantaisistes et assener des petites piques caustiques. Qui plus est, il avait constaté que la vie entière de Deo consistait à tourner en dérision ceux qui se prenaient trop au sérieux. Grâce à cela, ils s’entendaient étonnamment bien, même si Atticus n’était qu’un gorille entraîné de Rome, comme l’avait souligné Deo.

En vérité, Atticus s’était largement méfié de Deodatus au début ; il était, après tout, un paria de Rome. Ou bien se considérait-il comme tel. Finalement, Deo s’était montré bien plus que capable. Il s’était même montré digne de confiance et avait sauvé sa vie lors des premiers combats. C’est un homme honorable, à défaut d’être honnête, pensa Atticus. D’un autre côté, ce n’était pas comme s'il n’aurait pas eu à se méfier de lui aussi.

« J’aurais pu t’arrêter. » Dit-il un jour à Deodatus une nuit, après que Deo lui eu sauvé la vie. « Je t’aurais jeté en prison et n’y aurais plus pensé. »

« Et ils me traitent de criminel » ironisa Deodatus

Quoi qu’il en soit, c’était du passé et ils dépendaient l’un de l’autre pour leur survie à présent. D’autant plus qu’Atticus commençait à penser que si une seule personne pouvait les faire sortir de là, ce serait sans doute Deodatus. Il devait sortir, il devait survivre, et plus que tout, il devait protéger sa famille.

« Es-tu prêt ? » demanda l’ancien Légat.

« Hey, je suis encore jeune et en un seul morceau. Tu ferais mieux de te soucier de toi-même, vieil homme »coassa Deo.

Atticus regarda ses mains et sourit. « En un seul morceau, et sans aucune discipline. Il semble que je doive encore nous sortir de ce combat vivant. »

C’était vite devenu un rituel entre eux. Un moyen d’évacuer la pression, quelque chose qu’Atticus avait appris avec ses hommes au combat. C’était une chose tout à fait naturelle dans cette cellule moite et torride.

« Je suis tout à fait discipliné, » Deo s’étira précautionneusement, « c’est juste que je ne me rappelle pas avoir signé pour l’armée, trois doigts. »

Atticus sourit et commença également à s’étirer. Le rugissement du Colisée atteignait son paroxysme maintenant et leur tour n’allait pas tarder, comme ça avait été le cas la veille, et le jour d’avant, et le jour encore d’avant. Ses doigts manquant le démangeaient et soudainement son cœur aussi. Une douce mélancolie envahit Atticus alors qu’il se massait les jambes.

Cassia

Il devait gagner aujourd’hui : pour Cassia, pour l’espoir de se rapprocher de son fils à naître. Atticus avait tenté de compter les jours jusqu’à maintenant, et son fils devait probablement être né. Elle devait materner leur enfant et se demander quand est-ce qu’il reviendrait de la bataille. Sait-elle seulement que je suis parti ? Lui diront-ils que je suis mort ou bien mourrai-je alors qu’elle me verra tel un traître ? Atticus crispa la mâchoire tentant de chasser ces pensées indésirables. Elle est loyal, pensa-t-il. Elle garderait espoir et ne croirait jamais les mensonges. Au pire, ses hommes loyaux feraient en sorte qu’elle entende la vérité.

A condition qu’ils connaissent cette vérité. Ils savaient seulement qu’il ne s’était pas présenté à la bataille. Combien de jours s’étaient-ils écoulés depuis sa capture ? Un mois ? Trois mois ? Il avait perdu le compte lorsqu’ils l’avaient enfermé dans le noir. Il ne craquerait pas si facilement. Il reprit le compte des jours avec la venue des gardes et les repas. Il maintint cet exercice comme il pu dans le noir : aveugle, mais jamais abattu. Il ne serait pas brisé par des lâches, avait-il résolu. Ils devraient le tuer avant qu’il renonce, que Minerve lui en donne la force.

Atticus reporta son regard sur Deodatus et le regardait se préparer. Son esprit commença à repenser au matin où il fut pris. Le matin d’une bataille, pendant une de ses courses habituelles. Ses pensées étaient entièrement tournées sur le conflit à venir avec les Gaulois ; son esprit retournait tous les éléments un millier de fois, analysant, disséquant et planifiant. C’était son don et il s’en réjouissait alors qu’il courrait de bonne heure. Le matin était le meilleur moment, spécialement juste avant la bataille. Il avait oublié combien de fois il avait changé de tactique à la dernière minute du fait de ces courses matinales. Chaque fois, cependant, ces tactiques improvisées avaient fonctionné et lui avaient ainsi permis de ne pas devenir prévisible.

Ils l’avaient promu très jeune et il ne les avait jamais déçus. Il inspirait la loyauté et on plaisantait en parlant de ses hommes renversant le Sénat pour son profit. Lorsque les Gaulois avaient commencé leur attaque, c’était la compagnie d’Atticus qui avait soutenu et repoussé l’assaut. Ils avaient été vicieux et assoiffés de sang, et pour chaque gaulois tombé, dix autres prenaient sa place. Seulement, les troupes d’Atticus étaient mieux entraînées et plus organisées, ce qu’il leur avait permis de limiter les pertes à un niveau acceptable et d’obtenir une victoire prompte.

Il était invaincu jusqu’alors et il sembla que seule la traîtrise pouvait le vaincre. Il ne devait jamais voir ses assaillants arriver, et ils lui couvrirent la tête avant qu’il pu les reconnaître. Il supposait qu’ils étaient gaulois. Il avait entendu les rumeurs soutenant qu’ils incorporaient dans leur rang de terrifiantes créatures de légendes, et que ces Cyclopes allaient arriver sous peu au front. Il n’était pas du genre à croire aux fables de campement ni aux contes pour enfants, mais cette fois c’était différent. Un bon soldat sait jusque dans ses os lorsque quelque chose est faux, et il savait que le lendemain serait un jour critique pour leur survie dont seule Minerve pourrait déterminer l’issue. Il murmura une prière silencieuse, une prière de soldat.

« Minerve, déesse de la civilisation, du pouvoir, de la guerre et de la justice, par tous les saints, tu es la plus grande. Donne moi le pouvoir de distinguer la vérité, de frapper justement et avant tout, donne moi la force de te servir de manière indéfectible. Protège ma famille, mes hommes, et ma femme, éclaire mes pas et guide moi. Procure-moi cela et je te consacrerai le meilleur des moissons à venir. »

Il trembla en y repensant. Comment avait-il pu être si bête pour partir seul sans même son épée ? Ses hommes savaient qu’il courrait le matin. Par les dieux, tout homme de Rome connaissait son habitude matinale. Il était régulier, il le savait. La seule chose qu’il faisait en tout lieu, en toutes circonstances. Tous les hommes du campement le savait dehors, il pensait donc qu’il s’agissait de Gaulois qui avait surpris sa routine. Il était absolument sûr d’être resté hors de leur périmètre de surveillance pour ses courses, mais il était là, ligoté et encapuchonné. Le souffle vint à lui manquer lorsque la capuche tomba et que ses yeux lui révélèrent finalement ses ravisseurs louches.

« Puissent les dieux être bons. » dit-il d’une voix rauque, épuisé.

« Oh oh ! Les dieux ne t’entendent plus, Légat. » répondit en riant un centurion qu’il ne reconnaissait pas.

Ils étaient de l’armée romaine. Ils étaient romains, ses hommes, même s’ils ne le servaient pas directement. Ils étaient captifs de ses propres frères. Frères aussi proches que Lucian, son véritable frère et un Premier Centurion comme cet homme.

« Qu-Quoi ? » Il regardait tout autour, tentant de reconnaître les environs.

Le poing arriva depuis son angle mort et il sentit sa mâchoire ployer sous l’impact. Le sol monta à sa rencontre, mais il sombra dans l’inconscience avant la rencontre.

Il rêva de Lucian et de sa famille, se souvenait-il. De ces jours, ce rêve était le plus clair qu’il eut alors. Bien sûr, ce n’était pas un rêve à proprement parler, mais plus un souvenir douloureux que n’importe qui aurait voulu enterrer au plus vite. Lucian était son cadet de quatre ans et marchait dans ses pas. Lucian l’idolâtrait comme seul un frère le peut. Leurs parents avaient toujours reconnu les capacités de commandement d’Atticus ainsi que sa faculté innée d’apprendre et de s’adapter, mieux même que des étudiants plus âgés ou robustes. Quand Atticus vint donc leur annoncer, un matin printanier, qu’il rejoignait l’armée, ses parents frémirent, comme s’ils connaissaient sa destinée aussi bien que Minerve la dessinait elle-même.

S’ils avaient véritablement cru dans les choix et l’avenir d’Atticus, il n’en fut rien lorsque Lucian annonça son intention de rejoindre son frère. Lucian avait attendu qu’Atticus revint de passage à la maison pour dévoiler son intention. Leur père désapprouva immédiatement, et leur mère l’avait seulement traité d’idiot. Lucian n’avait pas été appelé par une carrière militaire comme Atticus et ils avaient besoin de lui là, pour préserver les intérêts financiers de la famille. Après tout, avait dit leur père, tu as une tête faite pour les chiffres et l’artisanat, pas pour la guerre ou la discipline.

Lucian n’avais pas bien pris leur refus, pour le dire poliment, et partit s’engager tout de même. Atticus ne le vit pas beaucoup après cela et entendu dire par la chaîne de commandement que Lucian était très prometteur, pour peu qu’il accepte l’instruction et le commandement. Toutefois, Lucian fut promu Troisième Centurion, et à en croire ses soldats, Atticus su que se fut par des moyens honorables.

« Comment puis-je juger mon frère ? » demanda Atticus à son père, lors des funérailles de leur mère.

« Minerve soit bonne, vous êtes tous deux mes fils. J’aurais juste souhaité que votre mère le voit une dernière fois. Il ne nous reste qu’à regretter le passé » Son père pleura.

Quelques mois plus tard, Lucian ne se montra pas plus aux funérailles de son père.

Atticus avait prié Minerve pour le conseiller et pleuré en silence tandis que sa jeune mariée dormait, cette nuit là. Au moins son père avait-il été vivant pour son mariage. Une quinzaine plus tard, ils avaient emménagé dans sa maison familiale et il fut retiré du front. Une nouvelle guerre avait éclaté et il venait d’être promu Premier Centurion. Il jouissait d’une bonne renommée à Rome, et pourtant ne pensait qu’à sa femme, Cassia, et son frère mystérieux. Tout ce qu’il entendait ou connaissait à son propos provenait du commandement. Il était un combattant sans pitié et un commandant intransigeant. Ses défaites étaient spectaculaires et ses victoires plus encore. Certains affirmaient que Mars lui avait confié ses sombres pouvoirs et que ses hommes lui étaient liés jusque dans leurs âmes.

Dans son cœur, sur le champ de bataille, pendant ses courses à pied, et à la fin de la journée, Atticus continuait à prier ; et à la fin de chaque prière, il ajoutait « Et ramenez mon seul frère à la maison. »

« Hey, Trois-doigts ! Lève le nez, le théâtre appelle et nous sommes les meilleurs acteurs ! »singea Deodatus, moqueusement.

Effectivement, Atticus avait laissé ses pensées l’entraîner dans le grondement océanique de la foule. Il ferma le poing gauche et laissa la douleur le rappeler au présent. Il pencha et remua la tête en tout sens, faisant craquer son cou. La mélancolie qui l’avait envahi auparavant avait laissé la place à son instinct de soldat. Il écoutait la foule s’exciter et se clamer, s’exciter et se calmer. Entre les pics d’excitation, il entendait les petits coups de pas s’approchant de leur cellule.

Atticus murmura sa prière.

« Toujours à croire que Minerve va nous sauver, hein ? » Rigolait Deodatus.

« Toujours à espérer en avoir une paire pour combattre avec honneur au lieu de le faire comme un voleur ? » Répliqua Atticus.

« Outch, c’est bien cruel ! Tu sais qu’on dit les mots plus tranchants que n’importe quelle épée, pas vrai ? »

« Alors pourquoi ne suis-je pas encore libre ? Tu devrais déjà avoir terrassé l’armée romaine entière avec ta langue traîtresse. »

« Tu devrais savoir que je n’utilise mes pouvoirs que pour le bien. »

« J’ai du mal à croire que voler, faire des bâtards, et boire jusqu’à l’inconscience fassent partie du « bien » . » Se moqua Atticus stoïquement.

« Si c’est bon pour les dieux, c’est bon pour moi ! » rappela Deo. « En plus, si on peut le faire la journée, la nuit nous ne faisons pour Ostia. »

Atticus le regarda intensément « Tu veux dire… »

Ses mots furent interrompus par le cri du geôlier qui approchait.

« Oh ! Vous deux, fermez vot’ clapet, sinon j’srais capable de vous couper vot’ langue avec ma lame ! » aboya le petit homme bourru. « Toujours à continuer les combats. Qu’est-ce qui cloche dans l’royaume de Pluton avec vous deux ? »

Le geôlier était un homme petit avec une patience plus petite encore. Sa barbe colossale n’était rivalisée que pas sa chevelure blanche et hirsute. Il était plus sec qu’un forgeron en fin de journée, mais n’en connaissait pas les mêmes avantages. Au lieu de cela, il était gras et son nez bourgeonnant rouge rappelait plus un ivrogne qu’un homme avec un marteau et une enclume. S’il se lavait, il ne le faisait que rarement et sentait donc comme s’il avait été plusieurs mois au rang de mendiant. Même les gardes s’écartaient autant que possible de lui. Le vieil homme était plié en deux, particulièrement mauvais et boitillait de-ci de-là pendant que les gardes approchaient. Il grommelait sans cesse durant ce temps et les deux soldats jetaient des regards méprisants à Atticus.

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